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Sans titre

Tirage couleur à développement chromogène contrecollé sur aluminium
Tirage photochimique
183 x 227 cm – 1996

Entre tant de singeries n’ayant rien à dire d’intéressant qu’une vague idée se cachant derrière une vague émotion, j’ai vu ce grand paysage dans l’expo permanente du Musée d’Art Moderne de Paris.

Et je suis resté trois quarts d’heure devant cette photo d’Éric Poitevin, happé par le ciel blanc, opaque, muet, anéchoïque face aux bavardage des herbes en-dessous, cette vie verte et rousse qui hésite entre reddition et révolte face à l’automne. Le ciel qui écrase et se dérobe tout à la fois, je l’ai senti comme le vrai sujet de la photo, aussi vrai que la musique tient dans le silence entre les notes 1. Que ces herbes disaient-elle alors de ce ciel hermétique et sans écho ?

Elles semblaient d’abord dire le Tsimtsoum de la Kabbale, où Dieu se retire de la Création pour laisser la Création être, comme une mer se retire pour que naisse la plage. Et j’ai pensé à ces fervents qui voient Son absence comme le don de liberté fait à l’homme, la preuve même de Son existence, à ces fervents qui pensent que la seule chose qu’on puisse supporter de Dieu, c’est son retrait, au cri de la Première Élégie : « Qui donc, si je criais, m’entendrait parmi les ordres des anges ? Et à supposer que l’un d’eux me prenne soudainement sur son cœur, ne m’évanouirais-je pas sous son existence trop forte ? » 2

Et je suis resté longtemps à me demander si cette photo coupée en deux racontait l’histoire d’une présence ou d’une absence, comme les Gymnopédies de Satie dont on ne sait dire, à les écouter mille fois, si elles sont tristes ou apaisées, bonheur ou douleur qui s’évanouit, battements d’un coeur trop vide ou d’un coeur trop plein… Et de l’intuition de quelque chose d’invisible et d’indicible, j’ai basculé vers ce sentiment de solitude immense, né  du divorce du ciel d’avec les herbes qui roussissent parce qu’il n’en a strictement rien à foutre, ce ciel qui refuse d’exister, quoi que supplie la mort des jardins, du Royaume vaquant au néant complet. À la fin Poitevin, que veux-tu que je vois ? La foi ou, au contraire, l’athéisme le plus cru ? Ou alors faut-il que je comprenne que l’art seul console de ce doute, que “la seule signature au bas de la vie blanche, c’est la poésie qui la dessine” ? 3 Mais ça n’a rien, vraiment rien, d’une consolation, ce truc d’épingleur de papillon ! C’est la manie triste et répugnante d’un charognard croassant au spectacle de la vie qui s’épuise, qui crève d’automne dans le ciel d’hiver, quand bien même on peut esthétiser ce panache pour le rendre digne et émouvant… Alors oui, à la fin, que penser si ce n’est que « la photographie est la façon dont notre temps assume la mort – sans l’assumer. »4. Et sentir que le doute salvateur n’est que la manifestation de l’instinct de survie de l’espèce en nous. Nous grouillant parmi les herbes sous le ciel blanc.

  1. « La musique est le silence entre les notes. » (Claude Debussy, apocryphe)
  2. « Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen? und gesetzt selbst, es nähme einer mich plötzlich ans Herz: ich verginge von seinem stärkeren Dasein » (Les Élégies de Duino – Rainer Maria Rilke)
  3. La parole en archipel – René Char
  4. La chambre claire – Roland Barthes
Publié dansPhotographie

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